Janua Vera

De Jean-Philippe Jaworski. Folio SF, 2015. Nouvelles Fantasy. Excellent. [488 p.]

Première édition aux Moutons Électriques, 2007.

A 46426-Janu vera.inddRésumé : « Né du rêve d’un conquérant, le Vieux Royaume n’est plus que le souvenir de sa grandeur passée… Une poussière de fiefs, de bourgs et de cités a fleuri parmi ses ruines, une société féodale et chamarrée où des héros nobles ou humbles, brutaux ou érudits, se dressent contre leur destin. Ainsi Benvenuto l’assassin trempe dans un complot dont il risque d’être la première victime, Ædan le chevalier défend l’honneur des dames, Cecht le guerrier affronte ses fantômes au milieu des tueries… Ils plongent dans les intrigues, les cultes et les guerres du Vieux Royaume. Et dans ses mystères, dont les clefs se nichent au plus profond du cœur humain…
Jean-Philippe Jaworski met une langue finement ciselée au service d’un univers de fantasy médiévale d’une richesse rare. Entre rêves vaporeux et froide réalité, un moment de lecture unique. Janua vera a été récompensé par le prix du Cafard Cosmique 2008.« 

J’ai acheté ce recueil de nouvelles par curiosité au départ – c’est la première fois que je lis du Jaworski et, si l’on m’en a dit du plus grand bien ici et là j’avais surtout envie de découvrir son monde Fantasy celtique (ou est-ce ainsi que je me l’imagine sans avoir pour le moment mis le nez dedans) de sa saga Rois du Monde. L’univers de Gagner la Guerre, dans lesquelles ces nouvelles sont d’après ce que j’ai compris bien plus ancrées même si elles ne le sont peut-être pas toutes, je n’en sais trop rien, ne me tentait pas trop au départ.

Cependant la belle couverture et la perspective de lire des histoires courtes – ce qui est souvent synonyme de diversité, de découverte au sens plus large et de moins de risques de ne rien aimer – m’a amené à prendre ce livre en main devant l’auteur au Livre sur la Place et de l’interroger à son sujet. Il ne pouvait bien sûr pas deviner qu’utiliser devant moi les mots « paladin » et « prêtre » au sujet de personnages du livre était me parler un langage que je maîtrise (en fait non… les rôlistes suivront ! 😉 ). Je sais en plus qu’il a écrit deux JdR, mais je n’y peux rien, devant la pile de romans j’ai momentanément oublié. 🙂 Je ne savais pas non plus qu’il avait délibérément repris des archétypes dans ses fictions, certains auteurs n’aiment au contraire pas mélanger leurs différentes casquettes. Bref le résumé me plaisait bien aussi, donc je suis repartie également avec ce livre en plus de Même pas Mort.

J’ai très vite été enchantée par la plume et la première nouvelle, que j’ai commencée presque immédiatement, en attendant Lynnae puis en faisant moi-même la queue pour d’autres auteurs.

J’ai été immédiatement séduite par la qualité de l’écriture et la richesse du vocabulaire et des tournures de phrases, paragraphes, structure tout entière. Je suis tombée sur quelques mots que je ne connais pas, chose rarissime lorsque je lis des romans de ce siècle ! et je me suis rapidement focalisée autant sur certains phrasés très appréciables que sur le fond de l’histoire. Je peux désormais affirmer que les critiques dithyrambiques au sujet de la qualité des textes de monsieur Jaworski sont très largement méritées. Outre la narration bien maîtrisée et les atmosphères parfaitement plantées, j’ai eu le plaisir de reconnaître ou noter ici et là quelques références linguistiques et culturelles multiples, sans que ça en devienne pesant, qui agrémentent les récits comme autant de clins d’œil au lecteur. [Je vous laisse les découvrir si vous vous lancez dans cette lecture, les remarques que je fais dans ma chronique détaillée ci-dessous ne sont que des impressions personnelles sans lien avec ce que j’ai pu noter comme références intertextuelles, sauf précision contraire.]

Quant aux nouvelles je les ai toutes aimées ; chacune était différente dans son style et son aboutissement, mais aucune ne m’a ni déplu ni ennuyée.

Janua vera présente un homme, un Roi, dont la simple existence est en écho avec son royaume (il me semble que Herbert avait utilisé ce thème dans l’Empereur-Dieu de Dune, mais ma lecture remonte à trop loin pour que je m’en souvienne avec précision) – son profond mal-être semble ébranler la société toute entière, voire même les fondations de la ville.

On dit que le Roi-Dieu, une fois de plus, s’est levé dans la nuit. On dit que le Roi-Dieu, une fois de plus, a cherché dans la nuit. On dit que le Roi-Dieu, une fois de plus, a versé dans la nuit. Cependant on ne comprend guère le malaise exsudé par le palais. On se contente de chuchoter, pour répandre l’angoisse comme une contagion de l’âme, pour conjurer la peur individuelle par la peur collective. Qui peut comprendre ce qui tourmente un dieu ?

On suit Leodegar dans ses cauchemars récurrents et les angoisses et la dépression qui en résultent : qu’est-ce que ces rêves signifient ? A quoi sont dus ces frappements sourds qui réveillent et tourmentent ainsi le souverain ?

Mauvaise donne est LA nouvelle qui m’a donné envie de lire Gagner la Guerre : en effet elle met en scène Benvenuto, un assassin (héros du livre sus-cité), également bon vivant et charmeur (qui m’a assez rappelé les héros de Scott Lynch), pris au piège dans une conspiration qui n’était pas la sienne. Une grosse nouvelle de 130 pages pleine de rebondissements, de quelques traits d’humour mais aussi de moments de franche angoisse pour notre héros aux prises avec des gens déterminés qu’il pourrait bien connaître…

Cette voix-là n’avait pas l’accent d’Ouromagne ; j’aurais juré que c’était celle d’un natif de Ciudalia. Était-ce elle qui avait crié au client de garer ses fesses ? Pas moyen d’en être sûr ; j’étais trop occupé à sauver les miennes. 

Pendant des années et des années, je m’étais construit une carapace de cynisme et d’indifférence ; mais cette nui-là, sa souffrance me glaçait les os jusqu’à la moelle. Très éprouvant, de se retrouver humain quand on en a perdu l’habitude.

En l’espace d’une respiration, la foule se figea autour de moi. Un nécromancien venant d’incanter le sort mythique « Chute de nécropole » n’aurait pu obtenir meilleur effet.

(Je ne suis toujours pas remise de la dernière citation ^^ Oui, ce sort est mythique !! Mon premier MJ de Donjons & Dragons sur Nancy nous en parlait beaucoup même si nos PJ ne l’ont jamais expérimenté. Ah, les souvenirs de « jeunesse » ! :p)

Le Service des dames m’a fait voir rouge mais je ne peux rien vous dire sans trop vous en dévoiler ! Ah la connasse !! L’auteur reprend le principe des romans de chevalerie basé sur l’amour courtois, les chevaliers au service des dames, les questions d’honneur, tout ça. Je note encore des descriptions excellentes, un soin apporté à certaines métaphores apportant un visuel très réaliste, presque palpable.

C’était le milieu de la matinée, mais la clarté était crépusculaire. La matinée avait été pluvieuse, et les nuages s’accrochaient en traînes pelucheuses sur les versants boisés. Du côté des gorges du Vernobre, les monts se dissolvaient encore dans une grisaille brouillée, une queue d’averses et de crachin si sombre qu’elle suffisait à vous glacer les reins.

Pour l’histoire il s’agit d’un chevalier suivi de ses deux acolytes qui doit demander un droit de passage à une baronne : en effet une coutume locale liée à des événements que le lecteur devine vite funestes interdit le passage d’un gué pourtant fort bien situé.

Une offrande très précieuse met en scène deux hommes survivants d’une bataille, perdus dans les bois, deux soldats parmi la piétaille anonyme, effrayés et blessés. L’un d’eux est mourant, l’autre déterminé à le sauver s’il le peut. Sauver son ami le conduira à explorer sa propre âme.

Le Conte de Suzelle m’a donné très envie de relire Smith de Grand Wootton de Tolkien. Le rapport entre les deux histoires est ténu puisque les deux parlent de la rencontre entre humains et êtres immortels, mais la similitude ne va pas tellement plus loin. Ah si, je les déteste tous les deux pour leurs fins terriblement « réalistes » (très communes dans tout le folklore traitant du même thème). Peut-être la nouvelle que j’ai le moins aimée car (spoiler) très amère, même si je comprends que ça se défende très facilement.

Jour de guigne m’a fait énormément penser à notre regretté Sir Terry Pratchett, et là, contrairement à ce que je vous disais plus haut, j’y ai vu un hommage non dissimulé ! Voyez plutôt :

Maître Calame avait jadis poursuivi des études de lettré au Collège sous la badine de l’Écolâtre, et occupait à présent la charge de copiste-adjoint polygraphe (Spécialités : Onciale, Caroline, Gothique et Gothique Cursive), préposé au scriptorium de la Chancellerie, bureau des Reproductions des Minutes Judiciaires.

(Le reste de la nouvelle est également savoureux et riche en humour, absurdités et jeux de mots à deux francs six sous*) Ce même Maître Calame se rend compte un matin qu’une incroyable, une effroyable et persistante malchance le poursuit dans tous, absolument tous ses instants. « Heureusement », il a une petite idée sur ce qui a pu lui arriver.

* intraduisible en euros à mon sens.

Un amour dévorant se situe dans les contes et récits sur la chasse fantastique (ou chasse Hellequin, ou bien d’autres noms) : deux hommes accompagnés d’un cheptel de chiens de chasse à courre, errant dans les bois sous forme plus ou moins fantomatique, terrorisant les habitants du village voisin. Un homme du culte du Desséché arrive alors et commence à mener l’enquête, qui pourrait s’avérer moins évidente que de prime abord malgré toute sa détermination et sa méthode très carrée. Le petit retournement de situation à la fin m’a fait sourire.

Le Confident : claustrophobes, fuyez ! Nous voici plongés dans l’esprit, les sens et la mémoire d’un homme qui a choisi, suprême hommage au Desséché dont je vous parlais avant, de s’exiler de toute lumière et de toute présence extérieure, piégé de son propre vouloir dans des catacombes peuplées de défunts et de fantômes. Étonnant, oppressant par moments, le texte ne souffre pas de longueurs ou de répétitions grâce à une alternance entre passé(s) et présent, et un nombre de pages plus limité que d’autres textes (une vingtaine, ce qui je trouve est déjà très fort sur un tel thème).

Un excellent recueil de nouvelles alternant entre des styles narratifs et des thèmes très divers, le plus souvent empruntés aux légendes ou romans d’aventures, avec quelques références ludiques très nettes et toujours une très bonne maîtrise de l’écrit.

Chroniques d’ailleurs : Let’s be extraVagant, Blog-O-Livre (qui a lu une édition avec 2 nouvelles en plus), Voyage au bout de la pageLa Bibliothèque d’Aelinel

Lu dans le cadre du CRAAA

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8 réflexions au sujet de « Janua Vera »

    • Oui c’est vrai que c’est rare de trouver un recueil ou une anthologie où on aime tout – c’est quasiment une première pour moi, mis à part peut-être un ou deux de Lovecraft qui reste un de mes auteurs préférés. D’un autre côté ça m’est aussi rarement arrivé de tout détester.
      Si je me souviens bien de ce que tu recherches dans tes lectures je te dirais de foncer sans trop d’hésitation, je ne pense pas que ça puisse te déplaire foncièrement ! ^^

  1. Plus je lis de chroniques sur les livres de Jaworski, plus je me sens attiré vers cet univers. Conseillerais-tu de commencer comme toi par le recueil de nouvelles ou bien je peux me plonger dans un de ses romans sans risque ? (à supposer que tu en sache plus sur les-dits romans depuis^^)

    • Je ne sais pas, c’est le premier que je lis ! ce que je sais du reste : Même pas Mort, que j’ai à lire, est le premier tome d’un cycle qui comporte 4 tomes également conséquents (pour le moment ?… le deuxième, Chasse Royale, est découpé en deux, et la série s’appelle Rois du Monde), dans un univers celtico-fantastique. Gagner la Guerre est je crois bien lisible tout seul, mais je ne sais pas si une suite est prévue.
      Il a aussi écrit au moins un autre recueil de nouvelles, le Sentiment du fer.

  2. J’avais adoré Gagner la guerre. Janua Vera me fait de l’oeil depuis un moment. après avoir lu cet article, c’est sur je craque bientôt !

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