Comme des fantômes

De Fabrice Colin. Folio, 2011. Recueil de nouvelles. Excellente lecture. [474 p.]
Sous-titré : Histoires sauvées du feu. Première publication aux Moutons électriques, 2008.
Comme-des-fantomes-Colin-fabriceRésumé : « Que se passe-t-il quand un auteur abandonne ses personnages ? Quand l’Alice de Lewis Carroll oublie de fêter ses 130 ans ? Quand Peter Pan entend vous faire payer ses orientations sexuelles ? Que se passe-t-il lorsqu’un lecteur est pris au piège d’un cadavre d’histoire, qu’un détective devient fabriquant de spectres ou que la mort d’un poète fait surgir une forêt ? Expert en fantômes et en fées, docteur ès faux semblants et machinations troubles, Fabrice Colin possédait sur ces questions – et sur d’autres – des avis très personnels. C’était avant 2005 : avant qu’un incendie accidentel ne mette un terme brutal à ce qu’il appelait lui-même  » ma petite carrière d’ombres « . Ce recueil de nouvelles se veut hommage autant qu’étude ; s’y dévoile par à-coups une personnalité tourmentée et complexe dont les textes ici présentés ne sauraient suffire à épuiser pleinement le mystère. Suicide ou disparition ? Mythomanie chronique ou soif d’histoires compulsive ? La réponse, si elle existe, se trouve à l’intérieur.« 

L’écrivain torturé et brisé par la vie qu’était Fabrice Colin a tragiquement péri dans les flammes, seul, à son appartement, un soir de 2005. Ses amis ou plutôt connaissances, car c’était un être plutôt renfermé et solitaire, tentent de lui rendre hommage au moyen d’un recueil de quelques textes parmi les moins mauvais, ou tout simplement ceux que ses collègues n’avaient pas encore encore totalement oubliés, dans une tentative somme toute louable de lui allouer un peu de la notoriété qu’il n’a jamais réussi à acquérir de son vivant.
Une de ces nouvelles met en scène une Alice Liddell amnésique et sénilisante – ou en fait pas vraiment, qui sait ? et une autre un certain Lapin, mais en vérité je me suis baladée dans le recueil entier comme s’il s’agissait d’un nouveau Pays des Merveilles, avec toute l’absurdité, la logique interne ne relevant d’aucune autre, les ambiances tour à tour enchanteresses ou glauques, la tension parfois, souvent, venue on ne sait pas toujours d’où, et les personnages eux aussi semblant relever d’un univers rien moins que réaliste.
« Les fantômes sont des souvenirs, écrit-il. Les fantômes sont des pulsions, des idées, des scènes mourantes du passé – et leurs cohortes composent un zoo psychique. »
« A présent que tu es seul et que ce qu’ils appellent le monde t’a oublié, la grâce te touche enfin comme une main posée sur ton épaule et la nuit se déploie, souveraine, et le temps t’appartient : il n’y a plus d’enjeux, plus d’objectifs, plus de résultats, tu peux traverser la ville comme une ombre sur les murs, vagabonder le long des avenues, simplement regarder, des endroits que personne ne connaît, des gens qui n’existent que pour toi – des espoirs, peu à peu, deviennent tangibles. » (Leçon de nuit, paragraphe d’ouverture)
L’ouverture du recueil par cette histoire de collection de monocles imaginaires, c’est juste fabuleux dans tous les sens du terme. Quand je lisais ça, je me bidonnais toute seule sur un siège du centre commercial local, les gens ont dû (encore) me prendre pour une folle.
J’ai beaucoup aimé la mélancolie de l’Islande sauvage et désertique, le monde du marais peuplé de personnages barricadés contre les résolutions de leur auteur, le surnaturel nocturne urbain, le monde des enfants, ou les réalités superposées de Virginia Woolf ; un peu moins la forêt-suceuse-d’âme ou la quête spirituoso-spirituelle de Dionysos dans le LA des temps modernes.
Je pense qu’on peut détester tout autant qu’adorer le côté « exercice de style » ainsi que les univers déjantés / merveilleux / malsains. Personnellement j’aime beaucoup ce genre de nouvelles à ambiance, basées sur l’étrange et l’environnement, de manière générale. On pourrait y voir un pendant à Brussolo, ou bien à Machen, encore que je repense aussi également à Vermillion Sands de Ballard. Je pense que si l’on n’accepte pas les règles de l’imaginaire et du délire propre à chaque nouvelle dès le départ on risque de passer à côté : je n’ai pas trop accroché celle sur Jules Verne, n’ayant lu qu’assez peu de choses de l’auteur et n’ayant pas toutes les références. On m’avait prévenue que celle sur Peter Pan était franchement dérangeante, et il n’en a pas fallu plus pour que mon esprit sans doute déjà perverti par les premières dizaines de pages ne s’y arrête que bien peu, au final. Après tout je n’ai pas encore lu Peter Pan mais je m’attends à quelque chose de beaucoup moins édulcoré que la version Disney. Et puis, je viens juste de vous parler d’Alice Liddell, et si on va par là on peut également y trouver du glauque et du dérangeant, toutes considérations éthiques conservées… Je crois que c’est celle sur Elric des Dragons (Moorcock) que j’ai le moins appréciée, déjà que je n’ai pas lu ni envie de lire cet auteur, et j’ai trouvé celle de la forêt longuette. Alors oui, Colin transforme, terraforme même (dans sa première nouvelle au moins, celle sur les personnages délaissés, que j’ai trouvé fabuleuse au passage !) les univers qui ne lui appartiennent pas, un peu comme un enfant qui recrée ses univers préférés à partir de bouts de bois et d’objets du quotidien, et décide de changer quelques règles à sa convenance l’illusion est là, maintenue jusqu’au bout, et même si c’est indéniablement Fabrice Colin qui s’amuse, expérimente, teste, replante les mythes et références dans un terreau de sa composition, on les reconnaît tous, on s’y reconnaît même peut-être parfois, que ce soit dans le geste de création ou de re-création, de lecture, autant vous le dire ! C’est juste génial à lire, mais ce sont des textes qui nécessitent une implication et une adhésion totale dès les premières lignes. D’ailleurs, la nouvelle sur Jules Verne est écrite à la deuxième personne, plaçant directement le lecteur dans l’histoire, sous la férule d’un narrateur marionnettiste quelque peu exigeant. De même la nouvelle éponyme du recueil vous guide dans l’esprit d’une fillette de 6 ans.
Le style de Colin est toujours très reconnaissable : incisif et cynique, maniant l’auto-dérision, plus axé sur la narration que sur les descriptions même si l’on peut trouver les deux, et doté d’une richesse lexicale et syntaxique certaine. A chaque fois que je me plonge dedans c’est un vrai plaisir esthétique, je ne vais pas jusqu’à dire qu’il pourrait écrire des insanités question scénario ou cohérence interne que je le suivrais quand même, mais, quelque part, si, ou disons au moins sur quelques pages !  J’ai beau franchement apprécier ses œuvres jeunesse* et les reconnaître pour pas bêtes et relativement originales, le ton qu’il emploie pour les adultes** est clairement plus naturel, moins édulcoré, il s’amuse plus et s’exprime plus complètement, ou du moins c’est l’impression que j’en retire. En tous cas ça me plaît suffisamment pour que je ne lise pas le recueil d’un coup afin de laisser « reposer » chaque nouvelle (j’ai mis je crois plus de deux semaines en l’entrecoupant de romans entiers), et que je me dise même qu’il se pourrait qu’un jour je le relise pour la musicalité du texte – ce qui ne m’arrive pas souvent. J’ai d’habitude trop de choses à lire, à découvrir, pour relire incessamment les mêmes bouquins. Bref, c’est chouette. Je suis sensible à la qualité du style, et ça m’enchante toujours de croiser des auteurs qui jonglent à douze balles avec la langue. C’est un peu comme se prendre une baffe visuelle devant une œuvre d’art dans un musée, sauf que là t’es chez toi ou  l’arrêt de bus. Je sais plus si je vous l’ai dit, mais c’est extra chouette.
* Index auteurs : COLIN Fabrice, cf. autres œuvres que Winterheim
** Sur ce blog : Winterheim
Je viens de voir qu’un blog classait ce recueil en Fantasy mais je ne suis pas vraiment d’accord : pour moi le traitement est celui du fantastique, même s’il utilise des thèmes ou éléments qui sont effectivement d’habitude ceux de la Fantasy du merveilleux. L’atmosphère, de la question de l’identité et du réel, c’est justement ce qui m’a énormément plu dans ces textes : ils jouent avec les codes et les évidences, ils questionnent, ils frisent la folie en passant par l’intangible, le rêve, l’acte de création, les hallucinations.

*  *  *

J’ai parfois dit que j’ai une préférence marquée pour les auteurs morts, et effectivement c’est ce que j’ai lu de mieux de Fabrice Colin jusqu’ici (même si je n’ai pas encore tout lu). J’apprécie que l’auteur ait malgré les circonstances bien voulu me signer mon exemplaire, c’est pas Tolkien qui se déplacerait aux Imaginales pour faire des dédicaces, pourtant je pense que c’est une marque minimale de savoir-vivre et de reconnaissance envers le lectorat que d’accepter de le rencontrer de temps à autre. Il y a des usages qui se perdent, c’est bien malheureux.
Chroniques d’ailleurs : Bulle de Livre, Falaise Lynnaenne, Livrement

14 réflexions au sujet de « Comme des fantômes »

  1. Pareil pour les nouvelles sur Verne et Moorcock, ne les ayant pas lus auparavant, j’ai été un peu laissée sur le carreau ^^

    A quel auteur penses-tu pour le minimum de savoir-vivre et de reconnaissance? J’ai l’impression d’avoir loupé un épisode …

    • Ah oui j’imagine bien ! Les autres livres passent tout de même bien après ? ça ne paraît pas trop « fade » ? (tu n’as peut-être pas lu les mêmes que moi non plus ^^)

      • C’est clair que ça reste mon préféré, mais dans tous, j’ai tout de même retrouvé cette « patte », cette touche de décalé qui m’avait plu. J’ai lu Bal de givre à NY, Blue Jay Way et 49 jours, plus Confessions d’un automate mangeur d’opium qu’il a écrit avec Gaborit. Et toi ?

        • Le reste. Non je rigole je n’ai pas lu tout le reste, mais j’ai lu uniquement du jeunesse les années passées (dont Bal de Givre, les Etranges Soeurs Wilcox, le diptyque Old Heaven /Maître des Dragons, et tous ceux chroniqués ici). J’ai eu un peu peur que ses thrillers soient plus du roman psychologique qu’autre chose et que du coup je n’accroche pas, du coup je n’ai pas encore tenté, et les Confessions pourraient se retrouver dans ma PàL un jour même si j’ai très mal démarré ma relation avec Gaborit (arrêtée en moins de 10 pages dans Chronique du Soupir, et pas spécialement adhéré au monde des Féals découvert en JdR). Je n’ai pas lu 49 jours, ça ressemble trop aux tendances dos actuelles qui ne me tentent pas du tout. ^^

          • Je lis pas beaucoup de jeunesse donc j’aurais sans doute du mal à comparer, mais 49 jours ne ressemblait pas du tout à ce que j’imaginais. J’ai trouvé Blue Jaye super, mais c’est vrai que ça peut paraître assez nébuleux sur certains trucs et je comprends que tout le monde n’accroche pas

  2. On ne peut qu’applaudire l’exercice, qu’on apprécie ou non, c’est sûr. J’ai lu quelques ouvrages de Fabrice Colin, je trouve que sa plume n’est pas aussi incisive dans ces livres jeunesse par exemple (d’ailleurs, je trouve les intrigues plus prévisibles) mais elle me plait bien quand même (sinon je n’aurai pas lu plusieurs de ses livres, CQFD). Je classe aussi le recueil en fantastique et pour une fois, sans doute de ma part.
    En tout cas, on sent bien que ce recueil t’a enchantée 🙂

    • C’est vrai qu’à côté de ses titres jeunesse (que je trouve globalement bons voire très bons et que du coup je n’hésite plus du tout à emprunter au pif) c’est radicalement différent ! As-tu déjà lu de ses polars (Blue Jay Way,Ta mort sera la mienne, autres peut-être) ? J’ai hésité mais ça avait l’air de beaucoup emprunter au genre contemporain, que j’aime souvent moins que les autres ; plus dans le polar psychologique que dans le thriller ou l’enquête pure et dure.

  3. Ping : COLIN Fabrice – Comme des fantômes | Livrement

  4. Je ne connaissais pas du tout l’auteur et je n’ai même jamais lu de livre se permettant ce genre d’exercice. Autant dire que ça me fait bien envie ^^ Je l’ajoute à ma wishlist !

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