De Jean-Paul Sartre. Folio, 1964. Autobiographie. Excellente lecture + coup de cœur pour le style. [206 p.]
Résumé : « J’ai commencé ma vie comme je la finirai sans doute : au milieu des livres. Dans le bureau de mon grand-père, il y en avait partout ; défense était faite de les épousseter sauf une fois l’an, avant la rentrée d’octobre. Je ne savais pas encore lire que, déjà, je les révérais, ces pierres levées ; droites ou penchées, serrées comme des briques sur les rayons de la bibliothèque ou noblement espacées en allées de menhirs, je sentais que la prospérité de notre famille en dépendait.«
Sartre met dans la bouche, dans la tête, de cet enfant qui n’est nul autre que lui-même, des pensées dont je ne sais pas toujours si elles sont de l’homme adulte ou du petit garçon, ou une analyse par l’homme de ce qu’il fut étant plus jeune – et qu’importe après tout ? La musique des mots, l’exubérance de l’être et de l’écrivain, ses rêves et idées les plus extravagantes mais aussi les plus profondes m’ont transportée sans aucun souci à travers ces pages – trop peu nombreuses.
Je me suis lancée dans cette lecture après avoir vu passer plusieurs critiques, puis le livre lui-même. J’ai lu du Sartre, il y a de cela plus de dix ans maintenant, au lycée : d’abord Les Mouches, pièce de théâtre reprenant le mythe d’Oreste et d’Électre, sur fond de tragédie Atréide, que j’avais bien aimé (pour une fois ! J’étais assez allergique dans l’ensemble aux lectures scolaires), puis Huis Clos, lu pour mon plaisir. J’en ai apprécié l’humour cynique et l’idée originale. Je ne me souviens pas avoir jamais étudié le courant existentialiste, que ce soit en Français ou en Philosophie.
En lisant les Mots, j’ai pourtant trouvé un peu, beaucoup, du philosophe humaniste, et ce côté m’a plu autant que les frasques imaginatives du jeune Jean-Paul ou ses histoires et dilemmes familiaux. C’est donc un livre qui pourrait plaire à je pense plusieurs types de lecteurs, car il contient plusieurs « couches » de lecture, d’analyse et de compréhension. Il est aussi constitué de deux parties, la première focalisée sur le petit Sartre découvrant la lecture au milieu de sa famille, la deuxième développant plus clairement le côté réflexif de l’auteur adulte sur ses prémices en tant qu’auteur, toujours à peu près au même âge (précoce). Outre l’évident dyptique sur les deux faces des « mots » l’auteur y montre aussi en quoi la volonté d’écrire a changé sa vision des choses et de la vie, en quoi elle s’intègre dans une période de prise de conscience et d’évolution de son caractère, assombrissant quelque peu cette deuxième partie (par rapport à la première, je n’ai pas non plus ressenti ma lecture comme quelque chose de négatif !), le temps des désenchantements et la fin des illusions enfantines. C’est en tous cas ce que je vous résumerai après cette première lecture – le livre est suffisamment riche pour que j’aie l’impression d’avoir manqué beaucoup de détails après l’avoir lu une seule fois, et je le relirai très certainement autant pour son contenu que pour l’étonnante maîtrise dont Sartre fait preuve avec le langage.
Le style de l’auteur m’a immédiatement frappée – je vous épargnerai mon éternel laïus sur « on écrivait mieux avant », déjà parce que je lis du Pierre Pevel et qu’il ne confirme pas du tout la règle, ensuite parce que vous en avez peut-être marre, et enfin parce que je sais bien que ce n’est pas toujours vrai. J’ai cependant eu une véritable bouffée d’oxygène en ouvrant ce livre et en découvrant cette écriture dynamique, limpide, bondissante, fantasque, et recherchée. Très vite j’ai souhaité le lire à voix haute pour mieux « entendre » le texte, mais en même temps ce n’était pas tellement nécessaire tant l’auteur se montre présent, oral – j’ai eu l’impression de l’avoir devant moi à plusieurs reprises, son ton change régulièrement, de faussement fier ou moqueur envers ce jeune enfant parfois un peu naïf ou trop sérieux (comme tous les enfants), ou son entourage adulte un peu abêti par sa présence géniale ; se mettant en scène, déclamant, lyrique, et aussi plus sérieux, distillant quelques pièces d’analyse approfondie ou de philosophie synthétique au milieu des scénettes et récits burlesques d’un quotidien frôlant l’absurde dans son interprétation. Ce n’est pas du théâtre dans la forme, et pourtant c’en est quasiment, et l’on me dirait qu’il y a eu des adaptations sur scène que cela ne m’étonnerait pas le moins du monde tant le texte semble se prêter à l’oralisation.
Très vite j’ai commencé à noter des citations pour vous donner une idée de la musicalité et de l’humour présent dans l’oeuvre. C’est vraiment un très beau texte, très chouette à découvrir.
Le dimanche, ces dames vont parfois à la messe, pour entendre de bonne musique, un organiste de renom ; ni l’une ni l’autre ne pratiquent mais la foi des autres les disposent à l’extase musicale ; elle croient en Dieu le temps de goûter une toccata. Ces moments de haute spiritualité font mes délices : tout le monde a l’air de dormir, c’est le cas de montrer ce que je sais faire : à genoux, sur le prie-Dieu, je me change en statue (…).
Ce n’est pas assez que mon naturel soit bon ; il faut qu’il soit prophétique : la vérité sort de la bouche des enfants. Tout proche encore de la nature, ils sont les cousins du vent et de la mer : leurs balbutiements offrent à qui veut les entendre des enseignements larges et vagues.
Dans la lutte des générations, enfants et vieillards font souvent cause commune : les uns rendent des oracles, les autres les déchiffrent. La Nature parle et l’expérience traduit : les adultes n’ont qu’à la boucler.
Au bout d’un instant j’avais compris : c’était le livre qui parlait. Des phrases en sortaient qui me faisaient peur : c’étaient de vrais mille-pattes, elles grouillaient de syllabes et de lettres, étiraient leurs diphtongues, faisaient vibrer les doubles consonnes (…).
La bibliothèque, c’était le monde pris dans un miroir ; elle en avait l’épaisseur infinie, la variété, l’imprévisibilité.
La mort brillait par son absence : décéder, ce n’était pas mourir, la métamorphose de cette vieillarde en pierre funéraire ne me déplaisait pas ; il y avait transsubstantiation, accession à l’être (…).
Je m’étais tué d’avance car les défunts sont seuls à jouir de l’immortalité. (…) Entre neuf et dix ans, je devins tout à fait posthume.
Voilà une chronique que je ne m’attendais pas spécialement à voir ici mais qui est au final une très bonne idée.
En tant que lecteur, j’ai toujours la volonté d’élargir mon champ littéraire, d’en apprendre plus, que ce soit du « classique » ou la plus grande fiction à la mode. J’ai lu les mots il y a longtemps, lors du BAC français. J’avais beaucoup aimé certains passages, d’autres moins. De l’eau a coulé sous les ponts depuis et ce ne sera pas une mauvaise idée que de tenter une relecture ^^
De manière générale la littérature classique française n’a jamais été ma tasse de thé, à l’exception de Victor Hugo, et le blog le reflète bien. Cependant j’ai quelques noms dans « mes livres à lire un jour si possible », plutôt du côté philosophique : Montaigne par exemple, ou Malraux, ou Beauvoir pendant qu’on parle de Sartre. La littérature étrangère (toujours plutôt philo que fiction à quelques exceptions près) m’attire un peu plus, je viens d’ailleurs de me rendre compte que j’avais en double les Essais d’Emerson ! ^^